Quelques éléments pour une praxis révolutionnaire (Castoriadis)

Publié le par L'idrealiste

Savoir & vouloir, et les structures sociales (institutions) qui s'y opposent.*

« Si les ouvriers d'une usine voulaient mettre en question l'ordre existant, ils se heurteraient à la police et, si le mouvement se généralisait, à l'Armée. On sait, par l'expérience historique, que ni la police ni l'armée ne sont imperméables face à des mouvement généralisés ; et peuvent-elles tenir contre l'essentiel de la population ?
Rosa Luxembourg disait : « Si toute la population
savait, le régime capitaliste ne tiendrait pas 24 heures ». Peu importe la résonance ''intellectualiste'' de la phrase : donnons à savoir toute sa profondeur, lions-le au vouloir. N'est-elle pas vraie d'une vérité aveuglante ?

Oui et non. Le oui est évident. Le non découle de cet autre fait, également évident, que le régime social empêche précisément la population et de savoir et de vouloir. A moins de postuler une correspondance miraculeuse de spontanéités positives d'un bout à l'autre du pays, tout germe, tout embryon de ce savoir et de ce vouloir qui peut se manifester en un endroit de la société est constamment entravé, combattu, à la limite écrasé par les institutions existantes.

C'est pour cela que la vue simplement « psychologique » de l'aliénation, celle qui cherche les conditions de l'aliénation exclusivement dans la structure des individus, leur « masochisme », etc., et qui dirait à la limite : si les gens sont exploités, c'est qu'ils veulent bien l'être, est unilatérale, abstraite et finalement fausse.
Les gens sont cela et autre chose, mais dans leur vie individuel le combat est monstrueusement inégal, car l'autre facteur (la tendance vers l'autonomie (1)) doit faire face à tout le poids de la société instituée. S'il est essentiel de rappeler que l'hétéronomie (2) doit chaque fois trouver aussi ses conditions dans chaque exploité, elle doit les trouver tout autant dans les structures sociales, qui rendent les « chances » (au sens de Max Weber (3)) des individus de savoir et de vouloir pratiquement négligeables.
Le savoir et le vouloir ne sont pas pure affaire de savoir et de vouloir, on a pas affaire à des sujets qui ne seraient que volonté pure d'autonomie et responsabilité de part en part, s'il en était ainsi il n'y aurait aucun problème dans aucun domaine.
Ce n'est pas seulement que la structure sociale est « étudiée pour » instiller dés avant la naissance passivité, respect de l'autorité, etc. C'est que les institutions sont là, dans la longue lutte que représente chaque vie, pour mettre à tout instant des butées et des obstacles, pousser les eaux dans une direction, finalement sévir contre ce qui pourrait se manifester comme autonomie.
C'est pourquoi celui qui dit vouloir l'autonomie et refuse la révolution des institutions ne sait ni ce qu'il dit ni ce qu'il veut. L'imaginaire individuel, comme on le verra plus loin, trouve sa correspondance dans un imaginaire social incarné dans les institutions, mais cette incarnation existe comme telle et c'est aussi comme telle qu'elle doit être attaquée. (Note de bas de page n°40, p 162 & 163)

 

Les institutions en viennent à mettre la société à leur service.*

« Nous visons ce fait (…) que l’institution, une fois posée, semble s'autonomiser, qu'elle possède son inertie et sa logique propre, qu'elle dépasse, dans sa survie et dans ses effets, sa fonction, ses « fins » et ses « raisons d'être ». Les évidences se renversent ; ce qui pouvait être vu « au départ » comme un ensemble d'institutions au service de la société devient une société au service des institutions. » (p 164)

 

Social institué et social instituant : un rapport de liberté et d'aliénation.*

« Le social est ce qui est nous et qui n'est personne, ce qui n'est jamais absent et presque jamais présent comme tel, un non-être plus réel que tout être, ce dans quoi nous baignons de part en part mais que nous ne pouvons jamais appréhender « en personne ». Le social est une dimension indéfinie, même s'il elle est enclose à chaque instant ; une structure définie et en même temps changeante, une articulation objectivable de catégories d'individus et ce qui par delà toutes les articulations soutient leur unité. C'est ce qui se donne comme structure – forme et contenu indissociable – des ensembles humains, mais qui dépasse toute structure donnée, un productif insaisissable, un formant informe, un toujours plus et toujours aussi autre.
C'est ce qui ne peut se présenter que dans et par l'institution, mais qui est toujours infiniment plus que l'institution, puisqu'il est, paradoxalement, à la fois ce qui remplit l'institution, ce qui se laisse former par elle, en fin de compte, la fonde : la crée, la maintient en existence, l'altère, la détruit. Il y a le social institué, mais celui-ci présuppose toujours le social instituant.
« En temps normal », le social se manifeste dans l'institution, mais cette manifestation est à la fois vraie et en quelque sorte fallacieuse – comme le montrent les moments où le social instituant fait irruption et se met au travail les mains nues, les moments de révolution. Mais ce travail vise immédiatement un résultat, qui est de se donner à nouveau une institution pour y exister de façon visible – et dès que cette institution est posée, le social instituant se dérobe, il se met à distance, il est déjà aussi ailleurs.
Notre rapport au social – et à l'historique, qui en est le déploiement dans le temps – ne peut pas être appelé rapport de dépendance, cela n'aurait aucun sens. C'est un rapport d'inhérence, qui comme tel n'est ni liberté, ni aliénation, mais le terrain sur lequel seulement liberté et aliénation peuvent exister, et que seul le délire d'un narcissisme absolu pourrait vouloir abolir, déplorer, ou voir comme une « condition négative ».
Si l'on veut, à tout prix, chercher un analogue ou une métaphore pour ce rapport, c'est dans notre rapport à la nature qu'on le trouvera. Cette appartenance à la société et à l'histoire, infiniment évidente et infiniment obscure, cette consubstantialité, identité partielle, participation à quelque chose qui nous dépasse indéfiniment, n'est pas une aliénation – pas plus que ne le sont notre spatialité, notre corporalité, en tant qu'aspects « naturels » de notre existence, qui la « soumettent » aux lois de la physique, de la chimie ou de la biologie. Elles ne sont aliénation que dans les fantasmes d'une idéologie qui refuse ce qui est, au nom d'un désir qui vise un mirage – la possession totale ou le sujet absolu, qui en somme n'a pas encore appris à vivre, ni même à voir, et donc ne peut voir dans l'être que privation et déficit intolérables, à quoi elle oppose l'être (fictif).
Cette idéologie, qui ne peut pas accepter l'inhérence, la finitude, la limitation et le manque, cultive le mépris de ce réel trop vert qu'elle ne peut atteindre, sous une double forme : par la construction d'une fiction « pleine », et par l'indifférence quant à ce qui est et ce qu'on peut en faire.
Et cela se manifeste, sur le plan théorique, par cette exigence exorbitante, de récupération intégrale du « sens » de l'histoire passée et à venir ; et sur le plan pratique, par cette idée non moins exorbitante, de l'homme « dominant son histoire » - maître et possesseur de l'histoire, comme il serait sur le point de devenir, semble t-il, maître et possesseur de la nature (le propos de l'auteur est ici ironique)*.
Ces idées, pour autant qu'on les trouve dans le marxisme, traduisent sa dépendance de l'idéologie traditionnelle ; de même que traduisent leur dépendance par rapport à l'idéologie traditionnelle et au marxisme les protestations symétriques et dépitées de ceux qui, à partir de la constatation que l'histoire n'est pas objet de possession ni transformable en sujet absolu ; concluent à la pérennité de l'aliénation. Mais appeler l'inhérence des individus ou de toute société donnée à un social et à un historique qui les dépassent dans toutes les dimensions, appeler cela aliénation, cela n'a de sens que dans l'optique de la « Misère de l'homme sans Dieu (4)».
La praxis révolutionnaire, parce qu'elle est révolutionnaire et qu'elle doit oser au-delà du possible, est « réaliste » au sens le plus vrai et commence par accepter l'être dans ses déterminations profondes. Pour elle un sujet qui serait délié de toute inhérence à l'histoire – serait-ce en en récupérant le « sens intégral » –, qui aurait pris la tangente par rapport à la société – serait-ce en « dominant » exhaustivement son rapport à elle –, n'est pas un sujet autonome, c'est un sujet psychotique.
Et mutatis mutandis (5), la même chose vaut pour toute société déterminée, qui ne peut, serait-elle communiste, émerger, exister, se définir, que sur le fond de ce social-historique qui est au-delà de toute société et de toute histoire particulière et les nourrit toutes.
Elle sait, non seulement qu'il n'est pas question de récupérer un « sens » de l'histoire passée, mais qu'il n'est pas question de « dominer », dans le sens admis de ce mot, l'histoire à venir – à moins de vouloir cette fin, du reste et heureusement irréalisable, que serait la destruction de la créativité de l'histoire.
Pour rappeler, comme simple image, ce que nous avons dit sur le sens de l'autonomie pour l'individu, pas plus que l'on ne peut éliminer ou résorber l'inconscient (individuel)*, on ne peut éliminer ou résorber ce fondement illimité et insondable sur quoi repose toute société donnée.

Il ne peut être question non plus d'une société sans institutions, (...) » (p 166 à 169)

 

Tout est tiré de Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, 1975.

 

(1) « C’est le projet d’une société où tous les citoyens ont une égale possibilité de participer à la législation, au gouvernement, à la juridiction et finalement à l’institution de la société. » Cf L'abécédaire de Castoriadis
(2) Le contraire de l'autonomie. L’individu hétéronome, clos ou aliéné, est pour Castoriadis celui qui s’est individué de telle façon que la remise en cause des normes et institutions sociales soit pour lui impossible.
Voir ici pour une définition plus complète.

(3) Une page sur Max Weber
(4) Sans doute une référence à Pascal, voir ici.
(5) En faisant les changements nécessaires, toutes choses égales d'ailleurs.
* NDLR
+ Un podcast France Culture sur Castoriadis
+
Usul. « Gilets jaunes » : les Français face à l'Histoire


Image : Marseille, le 26/01/19.

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